Perfect Days, un rayon de soleil filtre des salles obscures
Le bouleversant film tokyoïte de Wim Wenders ne fait qu’un avec son acteur principal, Kôji Yakusho. Un film rythmé par son souffle et illuminé par son humanité. Une performance éblouissante.
Je ne sais pas pour vous, mais quand je vois un film au cinéma, j’ai toujours mille choses à partager après la séance.
Mon avis sur le cast, les performances, la mise en scène ; les intentions artistiques perçues ; la situation de l’oeuvre dans la filmo du réalisateur si je le connais, ou le genre investi (comédie, fantastique, polar…) ; ce qui m’a agacé, enthousiasmé, déçu ou surpris…
Et puis il y a les films qui nous laissent dans un tel état de choc émotionnel, qu’il est tout simplement impossible d’en parler en sortant de la salle.
Perfect Days fait partie, pour moi, de ces films qui vous cueillent par surprise pour vous sonner comme si vous aviez malencontreusement déboulé sur le ring d’un boxeur mal luné.
Il est parfois difficile de mettre le doigt sur les raisons qui font qu’un film nous bouleverse. Mais quelles qu'elles soient, ce sont des films que l’on n’oublie pas.
Perfect Days fut mon dernier film vu en salles en 2023. Un film sur lequel je ne savais rien, sinon qu’il était signé par Wim Wenders, un réalisateur que je connais peu, malgré le fait d’avoir vu il y a longtemps quelques-unes de ses oeuvres les plus connues, comme Paris, Texas (1984), Les Ailes du Désir (1987) ou le documentaire musical Buena Vista Social Club (1999).
Le réalisateur allemand de 78 ans aime le Japon, et tout particulièrement le réalisateur Yasujirō Ozu, auquel il a consacré un documentaire, Tokyo-Ga, en 1985. Le personnage principal de Perfect Days s’appelle d’ailleurs Hirayama, comme le patriarche au centre du classique de Ozu : Le Goût du saké.
Dans le film de Wenders, Hirayama est un ojisan, pour reprendre l’expression japonaise consacrée. Un homme d’un certain âge donc, dont la vie est réglée comme une horloge. Tous les matins il se lève et exécute la même routine, avant de monter dans sa camionnette pour aller nettoyer les toilettes publiques de Tokyo avec soin et efficacité. Hirayama est un homme de peu de mots. Et il mène une vie solitaire malgré une bonhommie naturelle et quelques accointances sociales, elles-aussi programmées avec une minutie confinant à la rigidité.
Perfect Days est un projet né d’une curieuse opportunité commerciale. Wim Wenders a en effet été invité par la ville de Tokyo à réaliser une série de courts-métrages - qu’il transformera finalement en un film - dédiés à “un projet social public extraordinaire, (qui) impliquerait le travail de grands architectes” (nous y reviendrons). Une transformation bien entendu autorisée par le pedigree du réalisateur culte (à qui une carte blanche créative fut offerte) et l’assurance donnée aux financiers qu’il pouvait “squeezer” ce long-métrage dans les 17 jours de tournage initialement prévus pour les courts-métrages.
17 jours de tournage !
J’ai eu le plus grand mal à croire à cette anecdote après avoir vu le film. Sa miraculeuse délicatesse ne semble en effet guère s'accommoder au rythme échevelé suggéré par un tel planning.
Mais le résultat est là... Et si le film fonctionne aussi bien, c’est indéniablement grâce à la performance de son acteur principal, dont la caméra de Wenders ne quitte jamais l’orbite. Celle-ci traque au contraire le plus infime de ses gestes, la plus fugace des émotions reflétées sur son visage.
Ce visage, sur lequel les émotions s’expriment sans filtre, mais avec une pudeur emprunte de fragilité, est le sujet même du film. Ces émotions dansent sur son visage comme ces éclats de lumière sur les feuilles de son arbre favori, des instants fugaces, qu’il tente chaque jour de capturer à l’aide de son appareil photo argentique. “La langue japonaise a un nom particulier pour ces apparitions fugitives qui surgissent parfois de nulle part : "komorebi" : la danse des feuilles dans le vent, qui tombent comme un jeu d'ombres sur un mur devant vous, créé par une source de lumière dans l'univers, le soleil.1” Ce mot japonais, défini ici par le réalisateur, est également mentionné dans les crédits du film, ce qui souligne son importance.
“Komorebi” est un mot composé des kanji et hiragana suivants : 木漏れ日.
木 (ko) signifie “arbre” ; 漏れ (moré) peut se traduire par “passer à travers” ou “couler” ; et enfin 日 (hi, ou ici bi) est le kanji utilisé pour “jour” ou “soleil”. Ce qui nous donne : “le soleil qui coule à travers l’arbre”… De la même manière que les rayons du soleil semblent parfois se déverser sur les feuilles des arbres, pour être capturés par l’appareil de Hirayama, les émotions qui glissent fugitivement sur son visage sont captées par la caméra de Wim Wenders.
Et comme l’acteur principal, Kôji Yakusho, l’explique dans le pamphlet japonais du film, le rythme à la fois monotone et parfaitement ordonné de la vie quotidienne d’Hirayama lui confère une appréhension unique du moment présent et de la beauté qu’il peut renfermer. Il observe, le sourire aux lèvres, et apprécie ce que les gens trop pressés ou pressurisés par le rythme de la vie citadine ne peuvent pas voir.
Perfect Days est un film que Kôji Yakusho rapproche avec justesse d’Une histoire vraie (1999) de David Lynch, où un vieil homme utilise sa tondeuse à gazon pour travers les États-Unis afin de revoir son frère malade, avec lequel il s’était brouillé. Les deux oeuvres partagent ce même désir de poser un regard à la fois doux et amer sur la vie, le temps qui passe, et la façon dont on le met à profit.
Comme le dit très joliment l’acteur : “Une personne confrontée à la mort accepte la réalité sans émoi. Le mode de vie d'Hirayama le rapproche de cet état d’esprit. Il est quelque part un Saint, et les gens normaux qui l’entourent entrent progressivement dans son monde ‘sacré’. Cela perturbe la vie intérieure d'Hirayama2”.
En tant que spectatrices et spectateurs, nous sommes emporté(e)s par l’enchaînement et le rythme lancinant des moments qui jalonnent sa vie. Et comme lui, nous sommes pris au dépourvu, un rien agacé même, quand soudain sa routine déraille.
La proximité à la limite de la promiscuité que le film parvient à créer entre nous et son personnage principal rend des moments à priori insignifiants, absolument poignants. Hirayama voit et expérimente des choses que l’on rejette parfois à la périphérie de notre regard, pour ne pas avoir à s’y confronter pleinement.
Le célèbre danseur et acteur japonais Min Tanaka incarne dans le film un sans-abri qui danse doucement, comme un pantin légèrement désarticulé, dans un parc situé à proximité des toilettes que Hirayama nettoie. Il est le seul à le voir. Le seul à le saluer. Le sans-abri et l’étrange beauté de sa danse solaire sont invisibles au reste du monde.
Perfect Days, comme précisé au début de cet article, a été produit par la ville de Tokyo. Ce qui est vrai, sans être tout à fait exact… De manière beaucoup plus triviale, le film a été créé à l’initiative de TTT, alias The Tokyo Toilet (oui, aussi invraisemblable que celui puisse paraître !). Une organisation née d’un projet public lancé il y a quelques années et qui a vu 16 artistes / architectes re-designer 17 toilettes publiques dans le quartier de Shibuya. Ce sont ces toilettes que Hirayama nettoie dans le film. Et de la même façon qu’il a su trouver une vraie plénitude dans ce travail ingrat, Wim Wenders transcende l’origine marketing de son projet pour proposer une oeuvre d’une profonde humanité.
Comme le déclare le réalisateur allemand : “le sujet porterait sur les toilettes publiques, et l'espoir était de trouver un personnage à travers lequel on pourrait comprendre l'essence d'une culture japonaise accueillante, dans laquelle les toilettes jouent un rôle tout à fait différent de notre propre vision occidentale de ‘l’assainissement’. Pour nous, en effet, les toilettes ne font pas partie de notre culture, elles sont au contraire l'incarnation de son absence. Au Japon, ce sont de petits sanctuaires de paix et de dignité...”3.
Vous l’aurez compris en lisant cet article, Perfect Days est avant tout un écrin pour son acteur principal, Kôji Yakusho, qui a vu sa performance récompensée par le prix de l’interprétation masculine au dernier Festival de Cannes.
Il habite tout entier le film. Son monde intérieur est lui-même un personnage à part entière, tant le film est investi par ses musiques préférées (Velvet Underground, Otis Redding, Lou Reed bien sûr), ses lectures favorites (Aya Kōda, William Faulkner)… Jusqu’à ses rêves s’invitent dans le film !
Et comme ces feuilles d’arbre qui filtrent les rayons du soleil, et aux frottements desquelles Hirayama se réveille chaque matin à l’aube, nous sommes balayés par les émotions qui traversent son visage, au point d’en rester sans voix.
Une performance inouïe pour un film précieux.
PS: Les photos du film sont issues du press kit de son distributeur français Haut et Court ; le visuel du film Le Goût du saké provient du site de son éditeur DVD / Blu-ray : Carlotta Films. Et pour plus d’infos sur le projet TTT, vous pouvez visiter le site The Tokyo Toilet ! Toutes les autres photos ont été prises par mes soins.
L’interview de Wim Wenders est celle comprise dans le dossier de presse de Haut et Court, le distributeur du film en France.
Cet extrait de l’interview de Kôji Yakusho consignée dans le pamphlet japonais du film a été traduit par mes soins.
Cf. Note de bas de page 1.
Merci pour cet article ! C’est quand même plutôt fou qu’un film si doux et poétique soit parti d’une demande de l’organisation des toilettes publiques de Shibuya :) De la contrainte naît vraiment la créativité ❤️
Malheureusement ils ne le jouent nulle part par chez moi :(
Bon j'ai quand même réussi à trouver une séance pour Godzilla ce soir! :D