2022 fut indubitablement marquée du sceau FromSoftware et parvint avec Elden Ring à emballer des millions de nouveaux joueurs (moi compris) pour finalement devenir l’un des événements culturels majeurs de l’année. Un succès largement mérité mais dont l’ampleur a surpris. Nous avons commencé à analyser ce retentissant succès commercial dans la première partie de cet article en mettant en avant des facteurs comme l’excellente réputation du studio de développement japonais FromSoftware, une accessibilité renouvelée, et un multijoueur asynchrone basé sur des “failles” permettant aux joueurs de s’observer à la dérobée mais aussi de s’entraider de manière souvent indirecte.
Ces failles se présentent sous trois formes distinctes : les flaques de sang; les fantômes; et les messages. Une FLAQUE DE SANG sur le sol marque l’endroit exact où un joueur est mort. Lorsque celle-ci est “activée”, on peut observer les derniers instants du défunt, qui se jouent sous nos yeux sous la forme d’un court replay où seuls les contours de couleur rouge de sa silhouette apparaîssent. Ces morts, qui se rejouent sous nos yeux comme autant de pantomimes mortuaires, endossent à la fois le rôle d’avertissements et d’indices sur la nature du danger à proximité. Les FANTÔMES, eux, ne nécessitent pas d'activation de la part du joueur. Ce sont simplement des instantanés, prenant la forme de silhouettes de couleur blanche, tirés d’autres parties online. Un ballet incessant de présences sporadiques, qui vont et viennent, et animent d’une vie inattendue (brisant le fameux quatrième mur… nous y reviendrons) l’open world d’Elden Ring. Les MESSAGES, enfin, apparaissent sous la forme de lignes fluorescentes posées sur le sol. Le joueur a le choix de les lire ou non, et ces messages ont tendance à signaler la présence dans l’environnement de quelque chose d’important, comme un passage dérobé ou un objet précieux par exemple. Il arrive aussi, souvent, qu’ils ne soient là que pour s’amuser au dépend du joueur (via un conseil provoquant insidieusement sa mort) ou avec lui (les fans de FromSoftware ayant développé tout un panel de blagues et de références qui viennent alimenter un langage secret que l’on apprendra petit à petit à déchiffrer). Lorsqu’il explore le royaume de l'Entre-terre, le joueur n’est donc jamais seul. Il joue aux côtés de centaines, de milliers d’autres joueurs sortis des brumes online.
Alors que FromSoftware a toujours refusé de prendre par la main ses joueurs (pas de Tours de contrôle à la Ubisoft ici, ou d’objectifs clairs, sinon de vagues directions rappelant celles que l’on obtient en pointant son épée vers le ciel dans Shadow of the Colossus), ces présences asynchrones sont autant de mains tendues accompagnant le joueur dans ses périples. Je pense que cette approche singulière du multijoueur asynchrone a contribué à pousser plus d’un nouveau venu à persévérer et poursuivre son exploration du monde ouvert d’Elden Ring, particulièrement dans les premières heures, les plus difficiles, qui se jouent essentiellement comme un survival horror game. Pour paraphraser le témoignage d’un joueur anonyme sur Reddit : “Au début je les ai détestés, j’ai joué offline un moment, senti que quelque chose manquait, me suis reconnecté, et maintenant je lis tous les messages que je peux trouver. Les fantômes aussi sont vraiment cool… J’ai l’impression de ne pas être seul dans ma quête, comme si des univers alternatifs entraient en collision. Ce jeu est tellement épique.” Dans un monde où à peu près tout cherche votre mort, la présence, même éthérée, de mains secourables fait une sacrée différence !
Mais pour expliquer le succès d’Elden Ring, il convient également de ne pas négliger la popularité et le pouvoir d’attraction des jeux à monde ouvert. Ce genre continue à faire la pluie et le beau temps chez de nombreux éditeurs, qui s’en sont fait une spécialité. Rockstar Games, Bethesda, Ubisoft, CD Projekt Red… tous font vivre des milliers d’employés sur ces gigantesques bacs à sable, remplis de jouets interactifs, dans lesquels il est si facile de perdre toute notion du temps. Grand Theft Auto; The Legend of Zelda : Breath of the Wild (et sa merveilleuse suite !); Skyrim; The Witcher 3; Batman Arkham City; Metal Gear Solid V; Red Redemption 2; Shadow of the Colossus; Far Cry 3… Chacun de ces classiques du genre a apporté sa pierre à un édifice qui ne cesse de gagner en envergure, et à l’ombre duquel se repose un énorme pourcentage de joueurs. L’entrée d’Elden Ring dans ce club de millionnaires est donc tout sauf anecdotique dans l’histoire de son succès. Et pourtant… Il a brisé l’une des règles cardinales du genre, ou du moins largement ignoré l’une des qualités qu’on lui associe généralement : l’immersion. Car la porosité mentionnée plus haut, qui induit l’omniprésence asynchrone d’autres joueurs, va à l’encontre de l’immersion habituellement proposée par les jeux open world. Ces flaques de sang, fantômes et messages soufflent en permanence à l’oreille du joueur : “Tu joues à Elden Ring, et tu n’es pas le seul !”. Le quatrième mur est ainsi sans cesse brisé…
Prenons ce qui constitue sans doute l’un des mondes ouverts les plus réalistes et immersifs jamais créés : le Red Dead Redemption 2 de Rockstar Games. Et maintenant essayez d’imaginer, ne serait-ce que quelques instants, aussi douloureux que cela puisse être, les majestueuses cimes enneigées d’Ambarino ou l’inquiétant bayou de Lemoyne littéralement recouverts de ces messages, et sans cesse traversés par les silhouettes transparentes d’autres joueurs, comme si l’on évoluait dans les couloirs d’un métro fantôme à l’heure de pointe... Pas facile n’est-ce pas ? Ces messages viendraient littéralement polluer les somptueux environnements du jeu, où il est si facile de se perdre, des heures durant, pour chasser l’élan ou simplement vivre sa vie de cowboy comme on le ferait dans un jeu de rôle grandeur nature. Pour être honnête, je ne donne pas cher de la place du designer qui viendrait pitcher à Rockstar l’idée de rendre leur monde “poreux” comme celui d’Elden Ring ! Est-ce que cela veut dire que le petit dernier de FromSoftware est une coquille vide et sans âme sinon celle(s) des joueurs qui hantent ses interstices online ? Certainement pas. L’immersion proposée par Elden Ring se joue simplement à deux niveaux, dont un IRL. La formule Soulslike implique un lore morcelé généralement cantonné aux descriptions des objets, armes et équipements qui viennent progressivement remplir l’inventaire des joueurs. Ici point de longues scènes cinématiques d’exposition, pourtant devenues monnaie courante, voire machines à mèmes, dans les J-RPG (un genre qui joue parfois avec les limites de son média pour aller lorgner du côté de l’anime… oui, on parle bien de toi Xenoblade Chronicles 3 et tes 13 heures de cinématiques !). Dans Elden Ring, les cinématiques se limitent le plus souvent à introduire les principaux boss du jeu, qui après avoir déployé leurs corps difformes au design sublime et hurlé ou murmuré quelques glaçantes lignes de dialogues (“J’ai tant rêvé… Ma chair était d’or terni… et mon sang, putréfié. Tant de cadavres jonchent mon sillage… Tandis que j’attendais… son retour. Écoutez-moi bien… Je suis Malenia, l’épée de Miquella. Et la défaite m’est inconnue.”), ne perdront guère de temps avant d’en découdre. Le jeu se livre ainsi par petits bouts, que le joueur devra collecter pour tenter de les assembler et ainsi recréer le puzzle de son histoire. Et cet effort, comme souvent avec les meilleurs jeux open world ainsi que l’avènement des réseaux sociaux et autres plateformes de streaming, est collectif. Au moment de l’écriture de cet article, en août 2023, le subreddit r/Eldenring comprend 2 millions de membres. A titre de comparaison, ceux de Sekiro et de Dark Souls 3, ne réunissent “que” 270,000 membres et 560,000 membres respectivement. Pourtant sorti en 2018, le monde ouvert de Red Redemption 2 se discute encore aujourd’hui, 24h sur 24, sur de nombreux subreddit comme r/reddeadredemption (1,1m), r/reddeadredemption2 (430k) ou encore r/reddeadmysteries (180k) ! S’immerger dans les discussions, débats et analyses touchant à l’histoire du monde et des personnages qui habitent Elden Ring est une aventure en soi, un autre type d’immersion, qui vient enrichir ou allonger l’expérience de jeu proposée par FromSoftware. Une immersion IRL et asynchrone, donc, qui touche aussi à la générosité du jeu en termes de liberté d’action (player agency) et de playstyle. Incarner un guerrier massif amateur de bains de sang au corps à corps, un habile samouraï virevoltant autour de son adversaire ou un magicien spammant sorts et incantations, sont des expériences bien distinctes permises (entre autres) par la faramineuse collection d’armes du jeu, et la variété d’approches qu’elles autorisent au joueur dans la création de son personnage (comme le Croc de Bloodhound, la superbe épée courbe qui m’a accompagnée une bonne partie de mon aventure !).



Outre le choix des outils qu’il utilisera pour interagir avec son environnement, le joueur est aussi maître de son agenda. Si de nombreux jeux open world ne peuvent s’empêcher de dresser et de rafraîchir en temps réel des To Do Lists sans fin, qui viennent polluer l’écran de jeu (une autre façon, guère élégante, de briser l’immersion), Elden Ring, lui, a choisi de croire en ses joueur·euse·s. Et si depuis la sortie du fantastique The Legend of Zelda : Breath of the Wild, cette confiance donnée au joueur, dans sa capacité à progresser sans qu’on lui prenne la main, est moins surprenante qu’auparavant, elle reste suffisamment rare pour être soulignée. Résultat : l’expérience de chaque joueur est unique et devient une véritable ressource. Une ressource qui a fait la fortune de plateformes de streaming comme Twitch par exemple. Combien de joueurs ont joué à Elden Ring, tout en suivant en parallèle la partie de leur streamer préféré ? Combien d’autres ont été checker en ligne les stratégies à adopter face à un boss récalcitrant ? Les rankings des meilleures armes et équipements ? La manière de finir telle ou telle quête ? De résoudre une énigme ? De comprendre un secret ? Combien de joueurs ont tout simplement été chercher des réponses à des questions aussi simples que : “Qui est Marika l’Éternelle ?”; “Qu’est-ce que l’Elden Ring ?” ou “Qui sont les Sans-éclats (les Tarnished en anglais, soit le personnage que l’on incarne) ? Le simple fait de parcourir le wiki du jeu pour consulter les biographies de ses personnages clés, reconstituées avec minutie par la communauté de fans à partir des informations éparses disséminées dans l’open world, permet de le découvrir sous un nouveau jour et de mieux en saisir les enjeux cachés. Comme les égouts de Leyndell (la capitale royale), le monde ouvert d’Elden Ring est composé de multiples strates et secrets, dans lesquels on peut aisément s’immerger, et qui s’explorent ‘dans’ et ‘en dehors’ du jeu.
Et c’est ainsi que l’on comprend que le succès commercial et critique d’Elden Ring est une surprise, certes, mais aussi une évidence forgée à partir de qualités et de partis pris qui feront encore longtemps parler d’eux.
Retrouvez les impressions de la team Pixel Bento au grand complet, dans le Pixel Bento #32 : En route pour 2023 !
PS: toutes les photos, images et vidéos illustrant cet article ont été prises ou capturées par mes soins, à partir d’une version commerciale de Elden Ring.
Merci pour cet article. Vivement ton avis sur le remake de Demon Souls !