Vous vous souvenez de ce moment dans Le Voyage de Chihiro où la petite fille, bringuebalée à l’arrière de la voiture de ses parents, entrevoit pendant un court instant une statue recouverte de mousse au milieu de la forêt ? Cette mystérieuse statue capte l’attention de la petite fille et annonce le monde étrange où elle va devoir apprendre à grandir et survivre. C’est également elle qui stoppe la voiture lancée à pleine vitesse sur un chemin forestier cabossé et oblige la famille à poursuivre ses tribulations à pied. Un avertissement donc, mais aussi un encouragement à aller de l’avant, auquel le doux sourire de la statue confère une indéniable sérénité.
Que ce soit dans les films de Miyazaki ou lorsque l’on voyage au Japon, croiser une statue est quelque chose d’assez commun. Au détour d’un chemin de randonnée ou à proximité d’un temple, les sculptures représentant des déités shintoïstes (kami) ou des créatures du folklore japonais (yōkai) sont partout. Le renard (kitsune), qui protège la déesse Inari du célèbre sanctuaire éponyme de Fushimi, vient par exemple à l’esprit. Ce sanctuaire shinto est l’un des lieux touristiques les plus prisés de Kyoto. Une horde de touristes emprunte tous les jours le chemin bordé de Torii rouges - le sanctuaire shinto en abriterait plus de 10,000 ! - et s’arrête régulièrement pour prendre en photo les superbes statues des renards aux airs féroces qui protègent Inari. Ces vagues humaines vont et viennent, et refluent en emportant avec elles les souvenirs numériques de ces corps de pierre, qui trônent avec force et majesté, lorsqu’ils ne sont pas saisis au milieu d’un saut à jamais figé dans le temps par les sculpteurs.
Mais aussi majestueuses soient-elles, croiser ces statues dans un cadre aussi ouvert et fréquenté, diminue d’une certaine façon la magie du moment. Elle est toujours là, indéniablement, surtout si c’est la première fois que vous visitez un temple japonais. Mais de la même façon que les héroïnes de Hayao Miyazaki tombent par inadvertance sur ces représentations de dieux et autres créatures mythologiques, la magie n’opère vraiment qu’à l'abri des regards.
Mais de quelle magie parle-t-on exactement ?
Hé bien, de ce petit moment de suspension du temps souvent lié à la surprise, à la découverte de quelque chose d’inattendu… Il faut être pris au dépourvu pour qu’un instant se saisisse pleinement de nos sens et nous plonge dans ce très léger état de stupeur et d’euphorie. Ces instants, qui semblent dilater le temps et exacerber nos émotions, nous tombent souvent dessus au moment où l’on s’y attend le moins. Ils ne sont pas si rares que l’on pourrait imaginer et ne nécessitent en aucune façon de grands voyages ou des aventures échevelées aux côtés de l’esprit d’une rivière ou d’une forêt. On peut rentrer dans cette espèce de bulle - où la réalité est légèrement déformée, comme saisie par le prisme d’une émotion fugace - aux plus triviaux des moments. Ces instants de magie ne nécessitent de nous qu’un peu d’attention et de curiosité.
L’un de ces moments s’est rappelé à mon souvenir lorsque j’ai récemment revu quelques (chefs-d’)œuvres de Miyazaki pour une chronique dans un prochain épisode du podcast Pixel Bento. C’était il y a quelques années, lorsque mon épouse et moi visitions Hakone, ville fameuse pour ses onsens, située à proximité du Mont Fuji. Une ville aisément accessible de Tokyo, puisque l’on peut y être en à peine plus d’une heure en Shinkansen. Mais aussi populaire soit-elle, elle reste bien moins fréquentée que Kyoto, et regorge d’endroits isolés échappant au regard de la foule. C’est ainsi que j’ai découvert le temple de Chōanji, perdu au milieu d’une épaisse forêt, et ses 500 statues de Rakan (羅漢) - ou Arhat en Sanskrit - soit des disciples de Bouddha ayant atteint le nirvana, l’ultime état de conscience, l’éveil final… Je ne suis absolument pas versé dans le bouddhisme ou le shintoïsme, et j’aborde ici ces figures religieuses pour l’impact esthétique qu’elles ont eu sur moi. Si leur signification profonde m’échappe, j’en parle avec le plus grand respect et la légèreté que les sculpteurs ont su évoquer à travers leur art.
Car ces statues de moines éveillés m’ont littéralement soufflé par l’intensité des émotions qu’elles dégagent. Joie et sérénité dominent parmi celles-ci, tandis que l’on parcourt les petits chemins situés à proximité du temple à la découverte du prochain visage, de la prochaine sensation transmise par ces sculptures. Des statues innombrables, disséminées à l’orée des chemins, mais aussi à l’ombre des arbres, sur des troncs, en groupe ou esseulées. Chacune d’elle surprend et émerveille par sa singularité. Le panel de visages et d’expressions que proposent ces statues est tout simplement saisissant.
On passe de surprise en surprise pour finalement atteindre un état d’euphorie qui facilite la création en une fraction de seconde de liens émotionnels inattendus avec certaines d’entre elles. Une fois l’impérative nécessité de capturer ces moments à l’aide de mon smartphone pour les préserver (et ainsi les partager aujourd’hui avec vous), je suis resté longtemps à observer quelques-uns de ces moines. Et leurs sourires communicatifs m’ont soulagé en un instant, de pure magie, des inconséquents tracas qui pouvaient encore flotter dans un recoin obscur de mon cerveau. Ils m’ont aussi rappelé la chance que j’avais de vivre au Japon et de pouvoir expérimenter ainsi ce moment de magie, tel un personnage échappé d’un film de Miyazaki.
Pour en savoir plus sur la carrière de Hayao Miyazaki, retrouvez la team Pixel Bento au grand complet, dans le prochain Pixel Bento #38, qui sera publié en Septembre !
PS: toutes les photos illustrant cet article ont été prises par mes soins. Les images des films Ghibli proviennent de leur site officiel ou de Twitter.
J'ai aussi eu la chance de découvrir ce temple et ces statues... Hakone est un lieu très vivant... alors se retrouver, soudainement, presque seule, entourée d'arbres et de statues aux visages plus expressifs les uns que les autres... Un vrai moment suspendu !
Merci Thierry pour cet article.
Ce moment de magie, comme tu l'appelles, me fait penser au passage dans le "sacré" que les japonais savent si bien mettre en scène. Que cela soit au Nô, dans la cérémonie du thé, ou même autres activités comme le otsutsumi, il y a toujours un rituel pour entrer dans le sacré ( comme le passage dans le monde fantastique de Chihiro). Ces statues seraient donc un portail vers ce monde dans la nature ? :)