Le pixel et la plume
Pour moi, jeu vidéo et écriture sont inséparables, et le stylo n’est jamais loin de la manette.

Le thème de cette newsletter m’a été inspiré par une récente lecture, celle du livre Mega Man 3 de Salvatore Pane, publié en 2016 chez Boss Fight Books. Une collection de livres tournant autour d’un jeu, écrit par des autrices et des auteurs aux parcours divers, et dont l’approche oscille entre l'exercice critique, la remise en contexte historique (celui de son développement et / ou de l’époque de sa sortie), et l’analyse à travers un prisme plus personnel.
Je pense sincèrement que nous sommes nombreuses et nombreux à conserver des souvenirs très vifs de certains jeux vidéo, indépendamment de leur qualité, ou du temps que l’on a pu passer dessus. Que l’on soit de la génération X (1965 - 1980) ou de celles qui suivent, le jeu est devenu un marqueur culturel aussi important, sinon plus, que la télé, le cinéma ou les réseaux sociaux. Même sans avoir grandi dans une famille ayant eu les moyens financiers ou le désir de s’équiper d’une “machine de jeu”, il est fort probable que l’on ait été exposé(e)s aux pixels et autres polygones chez des voisins, amis, de lointains cousins ou le centre commercial du coin !
Mais un jeu vidéo n’étant pas donné, même dans les années 80 / 90, il n’était pas rare d’utiliser les magazines pour continuer à rêver, se projeter et patienter jusqu’à notre prochain achat ou tout simplement notre prochaine cession de jeu, celles-ci étant souvent assujetties aux restrictions parentales.



Le mot est ainsi devenu une extension du pixel autant qu’un palliatif. Ces lectures ont accompagné et complémenté notre passion pour le jeu vidéo, jusqu’à former une alliance secrète au parfum clandestin. C’est d’ailleurs la révélation que partage Salvatore Pane, professeur associé à l’Université de St. Thomas dans le Minnesota (et un gros geek !), dans son livre dédié à Mega Man 3, où il partage sa découverte du classique Capcom…
J’ai passé les 72 heures suivantes retranché à l’intérieur de ce que la famille appelait la ‘chambre noire’ - juste à côté de la salle à manger et de la cuisine, terre d’accueil d’un étroit canapé deux places, d’un aquarium et d’une petite table en bois ornée d’une TV cathodique reliée à la Nintendo - alternant avec frénésie entre les guides stratégiques de Nintendo Power et les obstacles robotiques sur mon écran télé. C’était la première fois que je faisais l’expérience du mariage du texte - Nintendo Power - et de l’artefact numérique - Mega Man 3 - et j’étais captivé par les possibilités de ces deux médias à priori si différents s’ils travaillaient en tandem.
(Extrait traduit de l’anglais par mes soins.)



Comme Salvatore, j’ai toujours dévoré des magazines parallèlement à ma pratique du jeu vidéo, même si je cherchais avant tout des news et des avis critiques, plus que des solutions… Je me rappelle avoir écumé les librairies pendant certaines vacances à la recherche éperdue du double numéro d’été d’un Micro News ou d’un Gen4. J’adorais comparer mon opinion à celles des journalistes, et j’écrivais même de petites critiques fouillées, tout en dressant d’interminables listes des jeux que j’adorais (mes “Top”) ou que je souhaitais “acquérir”.
J’aimais aussi découvrir l’envers du décor, à l’occasion d’un (rare) reportage ou d’une interview de développeurs. Mais après avoir rejoint Génération 4 en 1994, mes “Tests” se voulaient avant tout drôles et complets. Il ne me serait pas venu à l’idée de partager quelque chose de plus intime. À l’époque (et sans doute encore un peu aujourd’hui), la vie d’une rédaction est une incessante course en avant, qui ne laisse que peu de place à la mise en contexte, la prise de recul ou l’introspection.

Aujourd’hui, le tandem “lecture / jeu vidéo” a évolué ; un peu comme nous d’ailleurs.
J’aime toujours lire (ou regarder) une critique de jeu, même si elle ne sera que rarement déterminante dans mon désir d’achat, ce dernier étant désormais avant tout motivé par mon temps libre et mes envies du moment (que ce soit en termes d’écriture ou de loisir), plus que par l’actualité elle-même. Et mes lectures ont suivi cette tendance.
Je ne cherche plus vraiment à savoir si tel ou tel jeu “vaut le coup” (ma “pile of shame” est un Everest…), mais plutôt à redécouvrir des jeux ou des franchises aimées à travers des textes plus personnels ; “infusés au vécu” en quelque sorte...
C’est la raison pour laquelle j’apprécie autant la collection Boss Fight Books, d’autant plus que les livres sont courts et peuvent être dévorés en l’espace d’une soirée ou deux. Même chose pour les art book, souvent propices au butinage, comme ceux de Third Éditions (pour qui j’écris un livre en ce moment, en toute transparence), Omaké Books, Pix'n Love, Read-Only Memory, Mana Books ou encore Bitmap Books… pour n’en citer que quelques-uns.



L’approche humaine et intimiste du jeu vidéo à l’écrit est aussi la raison pour laquelle l’écosystème des newsletters m’attire autant aujourd’hui. En échappant aux “contraintes” d’une rédaction, et en étant le plus souvent le porte-voix d’une personne et une seule, il est naturel - et je dirais même attendu - qu’elle propose un contenu plus subjectif, voire autobiographique. Il n’est pas rare aussi qu’autrices et auteurs se fassent “plaisir” et jouent avec les mots plus qu’elles ou ils ne l’auraient fait dans le contexte plus encadré / “gabarisé” d’un article de presse classique.
Une façon plus libre - plus ludique ! - de capturer l’essence d’un jeu à travers des textes libérés du diktat de l’actualité et du poids de la recommandation d’achat. On échappe ainsi au triptyque news / preview / test pour soudainement élargir ses horizons et aborder The Legend of Zelda: Ocarina of Time à travers sa passion pour les jardins japonais, comme a pu le faire Victor Moisan chez Façonnage Éditions ; ou Animal Crossing sous l’angle de sa découverte des réseaux sociaux, comme Kelsey Lewin chez Boss Fight Books ; ou encore A Plague Tale en retraçant l’aventure humaine que constitue le développement d’un jeu vidéo, ainsi que l’a chroniquée Benoît (ExServ) Reinier chez Third Éditions…
Filtrer les mots utilisés pour parler de jeu vidéo à travers son expérience personnelle peut aussi être une façon d’exorciser un trauma. Le jeu vidéo a en effet joué et continue de jouer le rôle de refuge, mais aussi de moyen d’évasion pour échapper à un quotidien horrifique.
Toujours chez Boss Fight Books, le livre dédié à Galaga par Michael Kimball m’a d’abord cueilli par surprise, avant de me bouleverser par sa candeur abrupte et sa pugnacité. L’ouvrage surprend d’emblée par sa structure éclatée, faite de courts paragraphes à chaque fois introduit par un numéro de “Stage”. Mais cet hommage à priori facile à la grammaire de Galaga et des jeux d’arcade en général n’a rien de gratuit. Il est là pour rythmé un récit qui alterne sans répit entre l’expérience de jeu ; le détail obsessionnel ; l’anecdote superflue (parfois hilarante, parfois WTF, parfois totalement fausse !) ; le fait historique ; et le souvenir d’enfance, souvent lié à un trauma familial… On a ainsi la sensation d’avancer en équilibre précaire sur le fil des pensées de l’auteur.



Tour à tour tragiques, amusantes ou édifiantes, les infos s’enchaînent au même rythme syncopé que les niveaux d’un jeu d’arcade de la fin des années 70 / début des années 80. Michael Kimball parvient ainsi à créer un flow que n’aurait pas renié un game designer de l’époque.
Écrire sur le jeu vidéo peut aussi ressembler à ça… Il peut prendre toutes les formes en fait.
Notre rapport au jeu vidéo et à la culture en général est aussi unique que nos vies. Il nous distingue autant qu’il nous unit, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Et quelque part, ancrer la façon dont on écrit sur le jeu vidéo “dans le vivant”, ne serait-elle pas une jolie façon de résister à la concurrence de l’IA générative sur le terrain des mots ?
Quoiqu’il en soit, j’espère pouvoir lire et écrire sur le jeu vidéo pendant encore longtemps, une manette toujours à portée de main.
PS: Toutes les photos illustrant cet article ont été prises par mes soins, et les images de Mega Man 3 capturées à partir d’une version commerciale de Mega Man Legacy Collection sur Switch. Certaines couvertures des livres Boss Fight Books proviennent de son site officiel ; les couvertures des magazines MSX News, Micro News et Tilt du site Abandonware Magazines ; et les flyers de la borne d’arcade Galaga du site The Arcade Flyer Archive.
Je suis probablement à contre courant de tout ce qui est dis ici.
Je trouve la literature sur le JV globalement ennuyeuse. Je pense que le JV a grandi bien trop vite et n'a pas eu le temps de se définir correctement, et la littérature produite à son sujet s'est trop calquée sur la littérature produite pour le cinoche. Or, cette derniere accepte pleinement le cinema comme object filmique là où on est encore loin de l'acceptation du JV comme objet videoludique. La plupart des écrits à son sujet tentent constamment d'escamoter toute reference à son aspect de jeu, de jouet pour ce concentrer sur son seul coté video qui semble etre la seul parti "noble".
Un bouquin sur le cinoche tisse des liens entre le reel et le film qu'il traite, il peut te parler de "camera qui se balade", "de l'épatante actrice qui incarne cette journaliste tenace", et du pourquoi comment les sentiments qui te traversent au visionnage sont liés à ces conditions technique, ces choix de prod, ces personnes impliquées, et pas seulement au seul fait qu'il y a des personnages qui font des trucs dans une histoire.
Quand on te parle d'"etre de pixel" ou de ces "grandioses montagne virtuelles", ca raconte rien. C'est juste des synonymes ou des qualificatifs qui n'ont aucune incidence sur ces liens entre reel et virtuel.
Souvient toi le bruit caractéristique de la tete de lecture d'une PSX quand celle-ci va charger les assets necessaires à ces "montagnes virtuels" ou d'une cinematique sur le CD avant qu'elles ne soient affichées. Comment tu devinais que "quelque chose" allait se produire.
Maintenant, rien de tout ça n'est inclu dans la diegese d'un jeu video. C'est reléguer à un aspect technique traité séparément, bien souvent gênant, parce qu'on a toujours honte que le JV ça soit pas aussi "noble" que le cinoche et que ces betes aspect technique sont sa plebe genante ... Alors meme que la littérature cinoche l'accepte totalement.
Y'a qu'a voir la dissonance entre un joueur qui va te parler de BG3 ou d'un souls : les "builds", et ce que tu vas trouver dans un bouquin qui va traiter de ces jeux : le lore et l'histoire et parfois quand on a du bol, un bout de mécanique superficielle directement lié à ces deux aspects.
Pour finir, en vrai, y'a bien eu quelques essais qui embrassait entièrement la condition de jeu du jeu video. Un en particulier m'a marqué et continue de me marquer 20 ans plus tard.
C'était dans le magazine Gaming nº3 (https://abandonware-magazines.org/affiche_mag.php?mag=174&num=3564&album=oui) à la page 92. Ca s'intitule "La premiere Lampe" et c'est probablement ce qui représenterait le mieux une littérature de qualité sur le JV.
*bon, j'avoue que j'y vais un peu fort, d'autant plus que le peu que je lis sur le JV n'est pas du tout représentatif de la prod littéraire globale. J'ai juste une lassitude de voir le JV toujours courir après d'autre media quand il sort de sa chambre d'echo.
Faudrait qu'il fasse sa crise de Nintendo, se Wii-fise et accepte pleinement sa part de JEU XD*
Encore un superbe article. Merci, Thierry !
J'évoquais justement cet après-midi à mes amis, malgré mon incapacité totale de créativité et d'intelligence rédactionnelle, mon "regret" de ne pas être né une dizaine d'années plus tôt pour vivre de l'intérieur l'ambiance d'une rédaction (notamment jeux vidéo) papier.
Le temps me manque à l'instant trop pour évoquer tous les souvenirs et anecdotes liés à la lecture "vidéoludesque", mais je vais assurément pouvoir y repenser en me couchant. Pour ça, merci !