Chants of Sennaar, un jeu à vous faire monter dans les tours
Et si on commençait l’année 2024 en parlant d’un des meilleurs jeux de l’année 2023 ? Bonne année à toutes et à tous !!
Le puzzle game est un genre fédérateur, qui brille par sa capacité à s’intégrer de façon plus ou moins prononcée à la plupart des jeux vidéo. Quel jeu, en effet, ne propose pas une petite énigme à résoudre ? Le simple décryptage des attaques d’un boss, dans un shoot’em up par exemple, est une forme de résolution de puzzle. Mais le puzzle game est aussi un genre à part entière, capable de prendre les formes les plus diverses.
Mon premier contact avec un puzzle game fut comme pour beaucoup je pense : Tetris (1984). Même si des titres comme Lode Runner et Boulder Dash, joués sur Amstrad ou MSX, l’avaient précédé de peu. Plus tard, King’s Valley sur MSX (1985) et Lemmings sur Amiga (1991), ont définitivement affirmé mon amour du genre, qui n’a pas faibli depuis. Et d’autres titres comme FEZ, Portal, The Stanley Parable ou encore Puzzle & Dragons ont clairement marqué ma vie de gamer.
2023 fut une belle année pour le jeu vidéo (mais malheureusement beaucoup moins pour l’industrie elle-même, qui subit d’innombrables vagues de licenciement). L’année passée accueillit ainsi Viewfinder, The Talos Principle 2, mais aussi Cocoon, auquel un article a été consacré ici, et bien entendu… Chants of Sennaar, qui nous intéresse aujourd’hui. Ce dernier s’inspire du mythe biblique de la Tour de Babel qui narre l’histoire d’une humanité qui défie Dieu en créant une tour immense, capable de percer les cieux. Dieu décide alors de stopper net la construction de cet édifice par un subterfuge plutôt unique : “Allons ! descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres. Et l’Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre et leur donna tous un langage différent ; et ils cessèrent de bâtir la ville.” (Genèse 11:7 - Wikipedia)
C’est ainsi que l’humanité fut dispersée sur Terre et que la barrière des langues apparue : afin de briser leur unité et leur projet d’une tour sacrilège. La Tour de Babel est ainsi devenue le symbole de la confusion, de l’hubris d’une humanité défiant les consignes divines, mais aussi, plus pragmatiquement, d’un édifice sans fin dont chaque étage peut être un écosystème (une ville) à part entière. Bref, un cadre parfait pour un jeu vidéo ! De The Tower of Druaga (1984) à Babylon’s Fall (2022), en passant par le jeu mobile Babel Rising (2009), la Tour de Babel s’est régulièrement invitée dans le jeu vidéo. Mais jamais avec l’élégance qui caractérise Chants of Sennaar.
Développé par le petit studio français Rundisc, basé à Toulouse, Chants of Sennaar est leur second titre après le jeu de tir multijoueur Varion (2018). Comme le déclare Thomas Brunet, le compositeur de l’envoutante musique du jeu dans une interview donnée à la newsletter NOWPLAYING : “A l’origine de Chants Of Sennaar il y a une volonté de faire un jeu poétique et ‘à taille humaine’, mettant l’accent sur la sensibilité et l’empathie.”
Je ne peux que vous encourager à lire l’interview complète, absolument passionnante.
・Une interview de Thomas Brunet par Peterline6 sur son site Patreon
Empathie est sans doute le mot clé pour définir le projet Chants of Sennaar. Dans ce jeu, on incarne un voyageur qui tente d’accéder au dernier niveau d’une Tour symbole de division et de rejet. Chaque étage abrite en effet un peuple possédant un langage unique, que l’on devra apprendre à décrypter. Mais bien au delà de leur incapacité à pouvoir communiquer, ces peuples se définissent par la défiance absolue qu’ils portent à leurs voisins. Dédain pour les “étages du dessous”, vénération pour les peuples situés “plus hauts dans la Tour”, elle est assujetti à un système de classes d’une rigidité bien trop familière.
La mission du joueur / voyageur sera donc triple : comprendre, afin de pouvoir progresser dans la tour, pour ensuite tenter de réconcilier ces peuples rongés par la peur et les idées reçues.
On déplace ainsi son personnage dans des décors fixes, un peu à la manière de Alone in the Dark ou des premiers Resident Evil, pour interagir de manière plus ou moins directe avec ses habitants. Directe, lorsque l’on tente le dialogue pour provoquer l’apparition de bulles remplies de glyphes qu’il nous faudra traduire. Pour ce faire, notre voyageur utilise un carnet sur lequel il note tous les glyphes aperçus, dans les décors (gravures, enseignes, objets…) ou… les bulles de dialogue !
Par observation et/ou déduction, mais aussi à travers nos interactions avec l'environnement et les habitants croisés, on pourra tenter de percer le sens de ces glyphes pour ensuite les traduire avec nos propres mots.
Et au bout d’un certain nombre de découvertes, notre voyageur dessinera automatiquement dans son petit carnet : des objets, des lieux, mais aussi des concepts (“je”, “tu”, la peur, l’amour…) ou des situations (regarder, monter…). A nous, alors, de choisir les glyphes qui leur correspond, afin cette fois-ci de valider définitivement leur sens véritable, ce qui nous permettra de pouvoir déchiffrer les bulles de dialogue et les messages sur les murs de la Tour.
Là où tout se complique, c’est que chaque étage possède son propre langage, avec ses spécificités syntaxiques. Mais il faudra aussi percer les lois qui régissent ces étages, afin de déjouer des obstacles qui vont parfois bien au delà de la barrière du langage. Si Chants of Sennaar est essentiellement un jeu de réflexion, il ne se limite pas pour autant aux puzzles. Il propose aussi une poignée de minigames (dont un hommage inattendu à… Flappy Bird !) ainsi que des phases d’infiltration.
Mais le titre de Rundisc reste avant tout un jeu posé, au rythme doux et paisible. Même les phases d’infiltration se veulent légères et refusent de punir le joueur trop fortement s’il se fait attraper. Et malgré leur complexité, les énigmes (linguistiques ou non) se solutionnent sans douleur, grâce à la qualité de leur présentation et des outils mis à la disposition du joueur pour leur résolution. L’atmosphère de Chants of Sennaar est à l’image de sa superbe et très affirmée direction artistique : épurée, pastel et sereine.
Le voyage proposé est d’abord cérébral et se sert de notre concentration, nécessaire à l’observation et à la déduction requises, pour nous amener à ressentir une certaine empathie pour ses peuples séparés par quelques volées de marches et pourtant incapables de communiquer. Et au fil de l’aventure, par petites touches non dénuées de poésie, un propos finit par se dessiner et renforce encore la délicate élégance de Chants of Sennaar.
Définitivement l’un des meilleurs jeux de 2023.
PS: Les captures d’écran illustrant cet article ont toutes été capturées par mes soins à partir d’une version commerciale du jeu Chants of Sennaar sur Nintendo Switch. L’affiche du film Tetris vient du site IMDB, tandis que la peinture de la Tour de Babel est tirée de Wikipedia.
Quel magnifique jeu ! D’une grande douceur et poésie... et surtout, ce sentiment tellement agréable de se sentir trop fort.e quand on a réussi à décoder quelques mots et que le jeu valide notre proposition !
Merci pour le tips! J'ajoute ça à ma longue liste de jeux à faire en 2024...