Adagio : tapis rouge pour les anti-héros
Une fois n’est pas coutume, on va sortir de nos habitudes et parler… d’un polar italien ! Réalisé par Stefano Sollima, il vient de débarquer sur Netflix, et mérite définitivement d’être vu.
J’ai toujours été un immense fan de polars.
Je n’ai fait qu’une bouchée des classiques de Dashiell Hammett (La Moisson rouge), Jim Thomson (Le Démon dans ma peau), James Ellroy (Le Grand Nulle Part), sans oublier les spécialistes français du genre, de Simenon à Fred Vargas, en passant par Jean-Patrick Manchette par exemple.
Comme je fonctionne “par cycle”, pour m’intéresser de manière maniaco-compulsive à un sujet, j’ai lu énormément de romans noirs sur de courtes périodes de temps, pour systématiquement en sortir épuisé.
Ce genre affiche en effet une tendance assez nette à prendre ses lecteurs et lectrices à rebrousse-poil. Lire un polar, c’est accepter de voir ses forces drainées par le refus du genre à se laisser apprivoiser. Car dans sa version la plue crue, la plus “hardboiled”, le polar ne cherche pas à bousculer, mais plutôt à nous mettre littéralement à genoux avec un uppercut au foie. Pour lui, le happy end par exemple, plus qu’une faute de goût… c’est une hérésie.
S’il est souvent classé dans le roman de gare, ce n’est pas non plus pour rien. Il affectionne en effet un style direct, un ton cru, une violence désinhibée et les personnages profondément individualistes, borderline sociopathes, qui n’ont que faire des conventions morales.
Malaisant, le polar est un véritable écrin pour la figure du anti-héros.
La rencontre entre le polar, sous toutes ses déclinaisons, et le grand écran s’est vite imposée comme une évidence. En s’appuyant avant tout sur des personnages anguleux, des conventions (tropes) et une atmosphère pesante, il ne pouvait que s’épanouir devant une caméra.
Le cinéma est ainsi rempli de classiques du genre, que l’on prendra ici au sens large du terme (un film sans concession, réaliste, voire surréaliste, mettant en scène criminels et forces de l’ordre). Ils peuvent emprunter des noms variés répondant à de plus ou moins subtiles déclinaisons : le polar bien sûr, mais aussi le film noir, le thriller ou le film de gangsters.
Des plus vieux, comme M le maudit (1931) de Fritz Lang ; Chien enragé de Akira Kurosawa (1949) ; L'Ultime Razzia (1956) de Stanley Kubrick ; La Soif du mal (1958) de Orson Welles ; ou Le Cercle Rouge (1970) de Jean-Pierre Melville…
Aux plus “récents”, comme Blood Simple (1984) des frères Cohen, avec l’incroyable Frances McDormand ; The Killer (1989) de John Woo ; Seven (1995) de David Fincher ; la trilogie Pusher (1996) de Nicolas Winding Refn ; ou Memories of Murder (2003) de Bong Joon-ho…
Alors évidemment, il ne s’agit là que d’un minuscule échantillon de 10 films, totalement subjectif, et qui brasse large en plus !
Car la liste de bons, voire de très bons polars sur grand écran, est longue comme le bras. Vous l’avez peut être noté, mais j’ai délibérément cité des réalisateurs de différentes nationalités : français, japonais, allemand, hongkongais, américain, coréen, danois… Le polar est en effet un exercice de style, qui permet à de jeunes réalisateur-rice-s de trouver leur identité dans un genre qui possède la particularité d’être ultra codifié, tout en offrant une grande liberté d’expression.
Mais il arrive que certains réalisateurs trouvent dans ce genre beaucoup plus qu’un terrain de jeu ou d’expérimentation. Ils y découvrent un moyen d’expression, un langage, qui leur permet de donner corps à leurs obsessions.
C’est le cas de Stefano Sollima, un réalisateur italien né en 1966, dont Adagio est le cinquième long-métrage. Je ne vais pas prétendre être un spécialiste de ce réal, dont je n’ai pas vu les très appréciées séries TV : Gomorrah (2014) et ZeroZeroZero (2020), ni même tous les films.
Mais Adagio parle de lui-même.
Le film débute avec un long et très beau plan aérien de la ville de Rome. La nuit est tombée, et la capitale italienne, filmée comme Los Angeles, brille de mille lumières. Celles des routes sur lesquelles circulent en continue des points lumineux, mais aussi celle, irréelle, d’une immense barre orangée à l’horizon… Un gigantesque incendie vers lequel se dirigent plusieurs hélicoptères qui viennent déchirer la quiétude de cette ville que l’on comprend assiégée.
Soudain, elle s’éteint, par étapes, quartier par quartier, pour être totalement plongée dans l’obscurité. Seuls les feux des voitures l’illuminent toujours… Et puis elle se rallume quelques secondes plus tard, comme si on venait de la réanimer. Rome tressaute comme un coeur déficient.
On découvre soudain l’un des protagonistes du film, son coeur justement : un jeune adolescent de 16 ans qui se cogne dans l'obscurité de sa chambre, avant que tout ne se rallume autour de lui. Il met son casque audio sur les oreilles et commence à chanter du rap à tue tête, en pleine représentation devant son miroir. Lorsqu’il quitte la chambre, il interagit brièvement avec un vieil homme, son père, qui semble se débattre avec un Rubik's cube. Il a l’air un peu perdu, inquiet aussi, lorsqu’il insiste auprès de son fils pour qu’il ferme bien la porte derrière lui.
L’adolescent, après un court trajet en scooter, finira par entrer dans une boîte de nuit luxueuse, pulsant de corps à demi-dénudés, majoritairement masculins. Il est fasciné, mais clairement hors de son élément. L’endroit est ultra select, il lui a fallu un mot de passe et une validation par l’oeil anonyme d’une caméra pour pouvoir rentrer.
Il sortira quelques minutes plus tard, l’air paniqué, tandis que le téléphone portable qu’il a utilisé pour prendre une poignée de photos à la dérobée, ne cesse de sonner…
L’adolescent, son vieux paternel, les hommes qui surveillaient la boîte de nuit et avec qui l’ado semble être en contact, sans oublier le vieil aveugle et ami de son père, chez qui il ira sonner pour demander de l’aide… Tous ces personnages sont les points que le film reliera petit à petit pour établir les enjeux et révéler l’identité des protagonistes s’agitant dans cette Rome étouffée par la chaleur et encerclée par un incendie qui semble annoncer la fin du monde, ou tout du moins… d’un monde.
La maestria dont font preuve le réalisateur Stefano Sollima et son chef opérateur attitré Paolo Carnera, est immédiatement perceptible. La minutieuse composition des plans… La manière dont les éléments qui composent chaque image (corps, objets) sont découpés et mis en valeur grâce à l’utilisation des couleurs et de la lumière…
Les visages bien sûr, mais aussi les corps des acteurs, nous parlent à travers le travail du réalisateur et son chef opérateur.
Les acteurs, tous formidables, surprennent par leur capacité à exprimer le bagage émotionnel de leurs personnages, simplement à l’aide de leur démarche. Chaque mouvement devient alors un mot dont la force peut nous cueillir par surprise. Surtout lorsqu’elle émane d’un corps âgé, abîmé par la vie, pour soudainement en transcender l’apparente fragilité en invoquant les réflexes d’un passé oublié.
L’acteur fétiche de Sollima, l’hallucinant Pierfrancesco Favino, est ainsi méconnaissable et livre une prestation inoubliable. Je ne suis pas prêt d’oublier son Cammello : un pur personnage de polar, sec comme un coup de fouet, imprévisible mais déterminé, insaisissable mais d’une honnêteté crue.
Adagio, qui signifie en italien “lentement” ou “au ralenti”, correspond à la vitesse de déplacement des corps brisés qui l’habitent, mais aussi au rythme impassible de ces hommes, incapables d’échapper à la violence sur laquelle une bonne partie de leur vie s’est construite. Quant à la rédemption… Elle aussi possède une date de péremption.
PS: Les images illustrant cet article sont tirées des sites Internet suivant : le site officiel de la biennale de Venise, Adagio ayant nominé en tant que meilleur film lors de la 80e édition de la Mostra de Venise ; le site officiel de The Apartment Pictures ; le site de la Librairie Gallimard ; et le site de la Collection Criterion.
Merci pour cette recommandation ( je serai sans doute complètement passé à côté) et pour cette déclaration d’amour pour le genre, tu m’as donné envie de m’y intéresser 😁!
Un polar que j’avais adoré par son ambiance des années 50 et son intrigue c’était L.A. Confidential.
Et le plus récent que j’ai vu c’était il y a 2 jours et c’était dans une tout autre ambiance : Mars Express, vraiment trop bien, je vais le revoir très vite je pense.
Moi qui aime beaucoup ce genre de film, je sais quoi regarder plus tard! Merci beaucoup pour la recommandation (et pour m'avoir rappeler Memories of Murder que j'ai énormément adoré) !