Sea of Stars m’a ramené 30 ans en arrière pour me rappeler avec tendresse ma petite amie de l’époque… la Super Nintendo.
Quand un studio québécois joue la carte nostalgie avec un cœur gros comme une maison (remplie de cartouches Chrono Trigger), le résultat est un feu d’artifice de pixels (et cet article à rallonge) !
La nostalgie est un sentiment étrange… Elle enferme dans une bulle une émotion ressentie alors que notre esprit critique n’est pas encore tout à fait formé. Elle est de ce fait irrationnelle. Cette bulle de nostalgie est à la fois fragile, mais aussi indestructible, comme le verre trempé des vitres protégeant les œuvres d’un Musée. Elle est donc volatile. Regarder quelqu’un tenter de s’en emparer, c’est un peu observer avec un amusement mâtiné de tristesse un enfant essayer d’attraper une bulle entre ses mains. Imaginez donc un peu mon conflit en jouant à Sea of Stars… Un jeu inspiré de Chrono Trigger, qui flotte dans ma bulle de nostalgie comme le soleil au-dessus d’une mer de nuages. J’ai dû réécrire à plusieurs reprises des passages entiers de cet article. Parce que mes attentes, faites à la fois d’enthousiasme et de résignation, ne cessaient de perturber mon jugement, voire même mon plaisir de jouer. Résignation, car parvenir à se hisser au niveau d’un classique comme Chrono Trigger semble illusoire. Enthousiasme, car le studio derrière Sea of Stars a déjà prouvé qu’il pouvait faire de la nostalgie un véritable moteur créatif.
La création de Sabotage Studio est une bonne histoire en soit, de celles que l’on aime se raconter autour d’un feu de camp… Cette image du groupe d’amis assis autour d’un feu de bois crépitant, le grand air réveillant leur âme d’aventurier, est l’un des tropes du genre auquel Sea of Stars rend ici hommage : le jeu de rôle japonais (J-RPG) au tour par tour, et tout particulièrement l’un des chefs-d'œuvre de la Super Nintendo : Chrono Trigger.
Thierry Boulanger est l’un des cofondateurs du studio québécois Sabotage. Directeur créatif, game designer et scénariste, il arbore aujourd’hui de multiples casquettes. Mais surtout, il porte la vision du premier jeu du studio, The Messenger… depuis qu’il a sept ans ! Cette vision prend la forme, là aussi, d’un hommage à une série ayant profondément marqué son enfance, et à un jeu en particulier : Ninja Gaiden II. Ce hack’n slash, réputé pour sa difficulté, a marqué au fer rouge une génération de joueuses et de joueurs ayant grandi avec la première console de salon Nintendo. Thierry B. l’a découvert à l’âge de sept ans, lorsque son grand-père débarque un jour par surprise avec un sac en papier rempli de jeux NES. Parmi eux, d’autres classiques de l’Histoire du jeu vidéo, tels que Metroid, Megaman 2 ou encore Zelda. Il passe ainsi une fiévreuse après-midi à tous les enchaîner avec l’objectif de choisir ses préférés, son grand-père lui ayant promis qu’il pourrait en garder six.
Il est aisé de s'identifier au jeune Thierry B. et de s'imaginer en train de découvrir pour la première fois les jeux qui allaient marquer notre enfance, nos souvenirs, et parfois même façonner nos envies créatives une fois devenu adulte. La nostalgie peut se transformer en une puissante impulsion créative. On ne s’étonnera donc pas qu’après The Messenger le studio Sabotage enchaîne avec un autre hommage, une nouvelle fois à un jeu japonais. Et comme son prédécesseur, Sea of Stars ne se contente pas d’exécuter une jolie révérence, pour au contraire se réapproprier le genre. Pour cela, il a fallu que les développeurs plongent la tête la première dans les nineties. Et c’est avec des pixels pleins les yeux qu’ils ont façonné un jeu à leur image.
Le jeu de rôle japonais s’est réellement épanoui dans les années 90, au moment de l’apparition des consoles 16-bit, telles que la Super Nintendo et la Mega Drive. Et c’est à cette période que Sea of Stars fait référence. Une époque qui s’est définie autour de monuments du genre, tels que Final Fantasy IV, Secret of Mana, Dragon Quest V, Breath of Fire, EarthBound (Mother 2), Phantasy Star IV, Shining Force II… et bien sûr Chrono Trigger. Et c’est le monument de Squaresoft qui, quelques années après le choc Ninja Gaiden II, se cristallise dans la bulle de nostalgie du jeune Thierry Boulanger. Un jeu d’autant plus fascinant, qu’il y avait joué dans une langue étrangère pour lui, l’anglais, qu’il ne parlait pas encore lorsqu’il était âgé de 10 ans (cf. Vidéo Making Of de The Escapist). Créer un RPG n’est pas une mince affaire, et lorsque l’on a pour ambition de se hisser à la hauteur de ces monuments du jeu vidéo, et de faire honneur à ses souvenirs d’enfant, la barre est élevée.
Avec The Messenger, le studio québécois a appris à analyser un genre en le disséquant (pauvre Frog…). Ils ont fait de même avec Sea of Stars et annoncent la couleur dès 2020 avec le lancement d’une campagne de financement participatif sur le site Kickstarter. Dans la description de celle-ci, ils promettent : “le traitement Sabotage sur le genre RPG au tour par tour. Chaque système a été profondément analysé afin de créer une expérience qui rend hommage aux classiques, tout en retravaillant certains éléments afin d'offrir une expérience modernisée, exempte de points d’achoppement et de séquences trop longues.” Les intentions sont donc on ne peut plus limpides, ce qui nous mène naturellement à élaborer sur le contenu du jeu.
On rentre dans les détails.
Sea of Stars tourne autour de 4 piliers majeurs : le Combat, l’Exploration, la Survie et… la Roulette ! Là où Sabotage a immédiatement gagné une tonne de points de respect auprès de moi, c’est avec leur système de combat, qui reprend l’une des spécificités de Chrono Trigger : les attaques synchronisées. En d’autres termes, il est possible de réaliser de puissantes attaques coopératives, visuellement spectaculaires, que seuls certains personnages peuvent exécuter ensemble. La composition de votre équipe, toujours importante dans les jeux de rôle, n’est pas ici un paramètre restrictif, un personnage pouvant être rappelé à tout moment pour exécuter l’une de ces attaques en mode tag team. En fait, un membre actif de l’équipe peut être librement remplacé en plein combat, sans aucune pénalité ! Si Sea of Stars reprend un système de combat au tour par tour se faisant aujourd’hui de plus en plus rare, il le dynamise par l’adjonction de mécaniques rythmiques, où presser un bouton au bon moment permet de renforcer une attaque ou une parade. Le jeu fait ainsi appel à vos réflexes, mais n’en néglige pas pour autant la dimension stratégique inhérente au tour par tour. Lorsque l’on exécute une attaque physique, l’ennemi touché lâche sur le sol des sphères de Mana vitale, que n’importe quel personnage peut ensuite accumuler afin de booster la puissance de ses attaques. Patience et calcul sont donc nécessaires, d’autant plus que les ennemis affichent parfois au-dessus de leurs sprites, des verrous composés d’une suite de points faibles. Si ces derniers sont tous touchés dans le temps imparti, le verrou se brise, ce qui annule ou affaiblit l’attaque du monstre. Tous ces éléments sont autant de paramètres avec lesquels le joueur doit jongler durant ces mexican standoff pixelisés, ce qui assure aux combats de Sea of Stars une tension que l’on associe plus naturellement aux affrontements en temps réel.
La partie Combat de Sea of Stars est une immense réussite et parvient à faire cohabiter le charme suranné du tour par tour, au dynamisme plébiscité par le RPG moderne. Mais ça, quelque part, on s’y attendait. Là où le jeu de Sabotage épate vraiment, c’est dans sa dimension Exploration. Comparés à leurs équivalents des années 90, les décors du jeu ont fait l’objet de deux énormes chantiers : l’un esthétique, l’autre LD. Le Level Design prend ici une dimension totalement inattendue, en intégrant de nombreux puzzles ainsi qu’une palette de mouvements issue du jeu de plates-formes. Il est ainsi possible de sauter, grimper, nager, et même d’utiliser un grappin. En faisant le choix d’être plus que de simples zones de combat, où l’exploration est essentiellement une excuse pour gagner des points d’XP et n’est récompensée que par la découverte de coffres, les environnements de Sea of Stars prennent une nouvelle dimension. En comparaison, ceux de Chrono Trigger et des autres RPG de l’époque semblent bien rigides.
La nostalgie est aussi une émotion visuelle qui convoque aisément des images. Sea of Stars emprunte donc logiquement l’esthétique pixel art des années 90, mais parvient à la magnifier. La direction artistique proposée est absolument glorieuse et on n’insistera jamais assez sur la variété et le soin apporté aux environnements. En plus d’être détaillé et magistralement mis en couleurs, le pixel art bénéficie de surcroît de tous les petits détails autorisés par la technologie actuelle, et que certains indés se refusent parfois à utiliser par purisme ou goût du challenge. Avec Sea of Stars, on est donc en plein dans le “néo pixel art haute définition” avec ses reflets dans l’eau; effets de déformation lorsque l’on passe derrière certains éléments de décor; scrollings parallaxes pour accentuer l’effet de profondeur; et bien entendu les éclairages dynamiques, mis en lumière (hohoho) par l’une des mécaniques du jeu, qui permet de faire tomber la nuit ou lever le soleil en temps réel !
L’éclairage dynamique du jeu est utilisé dans la résolution de certains puzzles !
Après le Combat et l’Exploration, passons maintenant à la Survie, label sous lequel sont réunies les nombreuses activités annexes du jeu. Si combattre constitue l’essentiel du quotidien de notre bande de héros, entre deux échauffourées, ils peuvent se refaire une petite santé en cuisinant au-dessus d’un feu de camp les ingrédients récoltés durant leurs pérégrinations. Champignons, baies, oignons, tomates et j’en passe, vous servent à mitonner de petits plats délicieusement mis en pixels. Mais votre régime alimentaire est déterminé par une autre occupation bonus : la pêche ! De petits étangs disséminés sur la carte du monde sont autant de spots où l’on peut lancer sa ligne. Et avec ce minigame, on entre dans la sphère des passages quasi-obligés du genre. Comme le jeu de société “bonus”, qui depuis Triple Triad, le jeu de cartes à collectionner de Final Fantasy VIII, est devenu la cerise sur le gâteau J-RPG !
Devinez quoi ? Mais oui, bien sûr ! Ils l’ont fait ! Pas de cartes ici, mais un jeu de plateau à base de figurines, où l’objectif consiste à détruire la Couronne ennemie tout en protégeant la sienne. Le joueur lance ses attaques et construit un mur de protection en faisant tourner des roulettes, ce qui veut dire qu’il y a un peu de RNG, et donc de chance. Cette activité parfaitement facultative s’appelle tout simplement Roulette, et propose au joueur d’affronter les champions croisés pour gagner de nouvelles figurines.
Le respect affiché par Sea of Stars pour le J-RPG semble sans limites. Et il parvient avec justesse à transcender la nostalgie dont il se nourrit, pour imposer tout autant ses révérences aux classiques du genre, que ses ajouts et enrichissements à ce dernier. Pouvoir maintenir un tel sens de l’équilibre dans cet exercice de funambule, réalisé devant un public de fans souhaitant tout autant être témoin du tragique accident que de l’inoubliable exploit, n’est rien moins que miraculeux. En fait, Sea of Stars surprend même là où on ne l'attend pas. Le démarrage de l’aventure est par exemple assez poussif, reconnaissons-le, et ses deux héros interchangeables (on peut choisir de contrôler l’un ou l’autre au début de la partie) paraissent bien trop lisses pour parvenir à émouvoir et jouer sur le même terrain que Chrono Trigger. Le destin de ses héros et ses éblouissants twists temporels ont en effet contribué à enraciner le classique de Squaresoft dans le cœur de toute une génération. Et pourtant… plus l’aventure progresse, plus la structure narrative et les choix scénaristiques de Sea of Stars étonnent. Et si, comme The Messenger avant lui, il privilégie la légèreté, c’est à force de générosité et d'opiniâtreté dans ses choix, qu’il parvient finalement à imposer son rythme.
Il est impossible d'espérer couvrir comme il se doit un J-RPG sans aborder sa dimension musicale. La musique, toujours composée par Eric W. Brown, est à nouveau une belle réussite. C’est déjà lui qui s’était occupé de la superbe OST de The Messenger, dont il remixe certains thèmes. Pour bien afficher ses ambitions, le studio avait également annoncé durant sa campagne Kickstarter qu’il allait collaborer avec Yasunori Mitsudo, le compositeur de Chrono Trigger, qui a créé une dizaine de tracks. Si vous souhaitez écouter Mitsudo-san parler de son travail sur le jeu, une petite vidéo promotionnelle est accessible sur la chaîne YouTube de Sabotage Studio. Petit détail illustrant une fois de plus le soin apporté aux détails, la musique change lorsque l’on passe du jour à la nuit !
Malgré sa générosité, Sea of Stars évite l'écueil de la boulimie et donne finalement très peu dans les fioritures. Il retrouve du coup l’immédiateté des jeux 8 et 16-bit. Et pour les joueuses et les joueurs qui n’ont pas connu cette époque, ou ne sont pas familiers du genre, de nombreuses options d’accessibilité permettent de simplifier les combats. Résultat, depuis sa sortie le 29 août dernier, Sea of Stars est un succès critique et commercial. Le jeu a vendu 100,000 exemplaires en une journée et 250,000 en une semaine, alors qu’il est accessible gratuitement aux abonnés Game Pass et compris dans les offres Extra & Premium PlayStation Plus. Sans parler du fait que certains joueurs vont probablement attendre la version boîte du jeu, qui sera éditée par iam8bit début 2024. A noter que la version physique japonaise, elle, sortira un peu avant chez Kakehashi Games le 7 décembre 2023. Ce succès est d’autant plus significatif que Sea of Stars a dû se confronter à sa sortie à une féroce concurrence, y compris dans son genre ! La période fin août - début septembre a ainsi accueilli les sorties de Starfield, Baldur’s Gate 3 ou encore Armored Core 6 ! Mais en ce qui me concerne, et malgré les tourments décrits en introduction de cet article, je n’ai pas hésité longtemps avant de choisir Sea of Stars. Chrono Trigger tient une place particulière dans mon cœur et The Messenger m’avait convaincu du talent de ses créatrices et créateurs… Une certitude confirmée par Sea of Stars. Comme quoi, une madeleine de Proust peut naviguer sur un océan de nostalgie sans forcément prendre l’eau.
Je suis bien parti pour kickstarter les jeux de Sabotage jusqu’à la fin des temps.
Pour en savoir plus sur The Messenger, retrouvez toute l’équipe du podcast, et mon Take consacré au jeu dans Pixel Bento #17 : Pixel Bento 2K21, dont voici un petit extrait !
PS: les images et vidéos illustrant cet article ont été capturées par mes soins à partir d’une version commerciale du jeu sur Nintendo Switch. Quelques éléments visuels liés au studio Sabotage sont issus de leur site officiel ou de leur page Kickstarter, et vous pouvez retrouver les artworks de Bryce Kho, le lead concept artist de Sea of Stars, sur son superbe portfolio en ligne.
Ce que j'aime personnellement le plus dans Sea of Stars, c'est sa musique. Tu en parles très bien dans ton article, d'ailleurs. A la fois douces, entraînantes et collant parfaitement au moment du jeu, c'est vrai délice !
Je viens de le finir à 100% (une première depuis Monster Boy) et ton article met parfaitement bien les mots sur ce que j'ai ressenti durant les sessions. Je l'aurais pas déjà eu que j'aurais acheté le jeu juste après la lecture de ton billet. Merci Thierry!