C’est fou avec quelle aisance Akira Toriyama parvient à retranscrire la chaleur d’un désert, ainsi que les volutes de sable ou de poussière soulevées par un véhicule… On a presque envie d'éternuer en parcourant ces vignettes. Que ce soit dans les mangas Dragon Ball bien sûr (où les combats entre Sangoku et consorts font bien plus que soulever un peu de poussière !) ou dans son one shot Sand Land, sorti en 2000 au Japon et traduit en français en 2002 par les éditions Glénat.
Le manga Sand Land se déroule en effet intégralement dans un désert. Logique, puisque le monde n’est en fait plus qu’un immense désert… Mais laissons plutôt Thief, l’un des personnages principaux, nous pitcher ce monde : “Il y a environ 50 ans, les agissements stupides des humains associés à un cataclysme ont transformé la surface entière de cette terre en un vaste désert… Malgré cela, le tout petit nombre d’humains qui survécut continua bêtement à se faire la guerre. Par la suite ils se calmèrent mais ça n’a pas duré… Il ne restait qu’une seule rivière dans ce désert, la seule source de vie, et un jour elle s’est asséchée.” Bref, c’est la cata. Et un peu comme dans Mad Max (Toriyama est un féru de cinéma !), l’eau est devenue une denrée rare et précieuse, avidement convoitée par les communautés éparses qui tentent de survivre dans ce monde post-apocalyptique. Et parmi elles, on trouve… des démons ! Un village accueille en effet un mélange disparate de démons occidentaux, comme Satan et son fils Beelzébub, et de Yōkai, comme la belette Itachi !
Beelzébub est le héros de Sand Land. Un démon en mode ado, fan de jeux vidéo et le cœur sur la main malgré ses grands airs de wannabe bad boy. En échange d’une PlayStation 6 et d’une poignée de jeux (dont Dragon Quest XIII, série dont les personnages ont également été dessinés par Toriyama !), il accepte d’accompagner un mystérieux papi humain, Lao, dans sa quête d’une hypothétique source d’eau. Et il sera épaulé dans cette aventure d’un autre papi, Thief, un démon cette fois-ci, qui est quelque peu contraint et forcé de se joindre à eux !
Le manga est un concentré de tout ce que l’on adore chez Toriyama : des personnages immédiatement attachants grâce au character design si reconnaissable du maître, qui joue avec les archétypes mis en place depuis ses débuts dans le magazine Weekly Shonen Jump; des situations et des dialogues toujours très drôles, mettant souvent en scène les infantiles joutes verbales et autres chamailleries de Thief et Beelzébub; une stupéfiante capacité à imposer en quelques cases la dynamique interne de groupes de personnages secondaires, qui marquent l’esprit des lecteurs (les swimmers !); un sens inné du découpage des scènes d’action, aussi lisibles que dynamiques; un don pour le design de véhicules absolument iconiques aux intérieurs incroyablement soignés, comme le tank aux formes arrondies du manga, qui peut clairement être considéré comme l’un des personnages principaux de Sand Land, et à propos duquel le maître a avoué : “(...) dessiner un tank c’est beaucoup plus dur que ce que j’avais imaginé, d’ailleurs je me suis souvent entêté à travailler les finitions tout seul à l’aide d’exemples, et j’en suis venu très vite à regretter mon idée. En plus, mon scénario était presque déjà entièrement établi jusqu’à la fin, une fois n’est pas coutume, c’est pourquoi je n’avais aucune raison de changer l’histoire, je me suis donc mis dans le pétrin moi-même” (propos traduits en intro de l’édition française du manga).
Et puis Toriyama fait ici la démonstration de toute l’expérience acquise sur Dragon Ball, pour dessiner - lui-même et en intégralité, sans l’aide d’assistants - l’une de ses plus belles œuvres. Comme le déclare Olivier Richard dans son livre Akira Toriyama - le Maître du manga (publié en 2011 aux éditions 12bis) : “Le manga comporte plusieurs splash et double splash formidables (l’attaque du vers des sables…) mais il y a mieux, beaucoup mieux : une case sublime. Une de ces cases, finalement rares dans la BD, qui transportent le lecteur en un clin d'œil dans un autre monde. Je veux parler de celle où, les cheveux au vent, le prince des démons absorbe la puissance des ténèbres en haut d’un piton rocheux, sous les étoiles et un croissant de lune gigantesque. Certainement l’un des dessins les plus magiques de son auteur !”. Au-delà de sa classe visuelle, Sand Land est aussi une leçon en termes de world building. En un tome d’à peine plus de 200 pages, Toriyama est parvenu à créer un monde riche et cohérent, truffé de personnages hauts en couleur, souvent d’une grande humanité, toujours touchants, et qui nous font presque regretter l’absence de suites !
Mais c’est peut être là d’où vient l’idée du “Projet Sand Land” teasé d’énigmatique façon au Japon en décembre 2022. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que le secret ne soit levé avec l’annonce officielle, une semaine plus tard, de l’adaptation du manga sous la forme d’un long métrage animé en 3D développé par Sunrise (la branche ciné de Bandai Namco), le studio d’animation Kamikaze Douga, et ANIMA, un studio spécialisé dans l’animation 3D dans lequel Bandai Namco a récemment investi. Avec à la fin du communiqué, la brève mention d’autres surprises à venir… sur lesquelles nous reviendrons plus tard !
En tant que fan absolu du manga, j’ai bien entendu été voir le film (en IMAX s’il vous plaît !), même si les trailers m’avaient quelque peu laissé dubitatif. Parce que pour tout vous avouer, je ne suis pas le plus grand fan de ces films et séries TV 3D au style “Cel Shading” façon jeu vidéo, avec des personnages aux contours clairement surlignés, comme une version ‘augmentée’, une ‘mise en volume’ pourrait-on dire, des dessins dont les oeuvres sont souvent tirées. L’exemple du récent Dragon Ball Super: Super Hero me vient immédiatement à l’esprit. Mais on peut aussi citer la série animée 3D Altered Carbon Resleeved dans le genre, produite par Netflix et développée par ANIMA, l’un des studios derrière cette adaptation de Sand Land justement. Il s’agit bien entendu d’un choix, celui d’une 3D totalement au service du manga et du trait de Toriyama. Les réalisateurs de Sand Land - le jeune Toshihisa Yokoshima (le film 3D Cocolors) et le vétéran Hiroshi Kōjina (la série Hunter × Hunter, etc.) - déclarent ainsi, sans surprise, tous deux être d’immenses fans des œuvres du mangaka. Cet amour du manga originel se ressent à chacune des 106 minutes du film, qui adapte avec assiduité le manga au dialogue près. Seul le combat final a réellement fait l’objet d’une refonte, le reste du long-métrage se contentant de petits ajustements ou ajouts ici et là, souvent pour intensifier et allonger - avec une certaine réussite - les séquences d’action. Parfaitement interprétés par les doubleurs japonais, les personnages sont toujours aussi drôles et charmants ! Si vous attendez avant tout de ce film une adaptation fidèle, vous devriez être satisfaits. Mais si, comme moi, la réussite d’une adaptation se joue aussi sur sa capacité à apporter quelque chose de neuf et d’unique au média choisi (ici un film d’animation 3D), alors le résultat est plus mitigé je pense.
Il serait sans doute injuste de comparer la 3D de Sand Land à celle d’un Spider-Man: Into the Spider-Verse ou de sa suite, dont les budgets respectifs sont estimés à 90 et 150 millions de dollars… Mais là où les films d’animation Sony utilisent la 3D pour développer un nouveau langage visuel, se libérer du faisceau de lumière de la petite lampe Pixar, et redéfinir le champ de possibles en termes de mise en scène, Sand Land semble timide et… plat. Les modèles 3D des personnages, aussi fidèles (et donc réussis) soient-ils aux dessins originaux, peinent à reproduire la vivacité ressentie en parcourant les pages du manga, comme s’ils étaient encore prisonniers de celles-ci. Sand Land semble avoir choisi la mise en relief un rien factice et suranné de ces vieilles lunettes 3D en papier qui accompagnaient certaines VHS, tandis que les Spider-Man - mais aussi des films et des séries comme Ninja Turtles: Teenage Years, Chainsaw Man ou Arcane - ont choisi de se réinventer à travers la 3D. En d’autres termes, la 3D de Sand Land semble attendre qu’un joueur prenne la manette…
Ce qui nous mène à la conclusion de cet article, et au dernier pan du Projet Sand Land annoncé fin 2022 par Bandai Namco : le jeu vidéo ! Pour le moment sans date de sortie officielle, le jeu sera un action-RPG open world, confirmé pour le moment sur PS4, PS5, XBox Series X/S et PC. Il reprendra lui aussi la trame du manga, en allant jusqu’à reproduire des séquences clés de ce dernier, comme la poursuite avec le dragon mille-pattes. Et il est développé par le studio tokyoïte ILCA (pour I Love Computer Art), créé en 2010 par un ancien de Bandai Namco. Basé à Shinjuku, le studio est surtout connu pour les remakes de Pokémon Diamant Étincelant et Perle Scintillante sur Switch en 2021. Le jeu semble s’être échappé du film, tant ils se ressemblent visuellement. Les images du long métrage Sand Land sont quasiment indifférenciables des premières captures d’écran du jeu ! Un jeu, avouez-le, plutôt excitant à l’aune de ses premiers trailers.
Déjà, on pourra contrôler le tank ! Mais aussi de nombreux autres véhicules, comme différents types de motos, dont une espèce de moto mécanique bipède, un mécha, un dragon, un hovercraft lourdement armé, tout un tas de jeep et j’en passe ! La plupart de ces moyens de transport seront customisables et serviront en combat. Et il sera même possible de combattre à pieds, dans la peau bien entendu de Beelzébub. Le prince démon a l’air aussi dynamique que dans le manga : il peut sauter de véhicules en marche, affronter à mains nues des dinosaures, attraper un ennemi pour tourner sur lui-même comme une toupie avant de l’envoyer valdinguer dans les airs. Dans les airs, justement, il peut faire l’équilibriste sur des cordes, glisser le long d’une zipline… Pour le moment seuls quelques trailers et une version preview à laquelle quelques journalistes ont pu jouer pendant 15 minutes permettent de se faire une idée du jeu. On espère juste que l’on pourra effectuer les bonds gigantesques (façon Hulk) dont Beelzébub est capable dans le manga, tout comme ses “recharges” en énergie à la lumière de la lune ! Mais j’espère en savoir plus à l’occasion du prochain Tokyo Game Show, qui ouvrira ses portes du 21 au 24 septembre. L’équipe de Pixel Bento y sera au grand complet comme chaque année, et cette newsletter se fera aussi le relais, pour la première fois, du salon japonais !
Le Contre-Avis de Marc (oui, oui, comme à la fin des Tests dans la presse jeu vidéo des années 90 !)
Adapter en long métrage l'œuvre de Toriyama Akira, un des mangaka les plus connus de la planète, est une opportunité qui ne vient pas sans son lot de responsabilités: répondre aux attentes de millions de fans, établir une direction artistique faisant honneur au maître Toriyama, parmi tant d’autres. C’est avec ce poids sur les épaules que Sunrise a relevé le challenge. Les trailers ne nous avaient pas menti, les économies de réalisation à l’écran sont assez évidentes. En effet, les studios d’animation ont opté pour une réalisation en 3D, vraisemblablement dans le but de réduire les coûts de production. Toutefois, la direction artistique, sans prendre de risques, transpose plutôt bien l’univers de Sand Land sur grand écran. Dans le manga original, le maître exprimait tout son amour pour le mechanical design. Ce dernier est particulièrement bien transposé à l'écran à travers diverses scènes de courses poursuites et dogfights de tanks. L’action pure de ces séquences, associée aux longs monologues en plein combat, et aux gags propres au style du maître en font mes scènes favorites du film. La vraie qualité du long métrage réside sans aucun doute dans son histoire. Le travail d'adaptation est très bien mené. Le format one-shot étendu sur la durée d’un film favorise un rythme soutenu. Preuve en est, la quête des héros commence quasi instantanément. Si la qualité des films d’animation japonais varient, un des facteurs qui déçoit rarement est le doublage. Sand Land ne déroge pas à la règle grâce aux seiyu (acteurs de doublage) qui nous offrent une performance respectable. Le casting colle parfaitement à l’identité des protagonistes. Au final, la qualité de l’histoire reste présente malgré les limitations de production. Certainement là l’opportunité de découvrir ou re-découvrir l'œuvre sous un nouveau jour.
Pour en savoir plus sur la carrière de Akira Toriyama, retrouvez la team Pixel Bento au grand complet, dans le Pixel Bento #26 : Géniale ou Ninjas, les tortues sont là !, dont voici un petit extrait !
PS: toutes les photos illustrant cet article ont été prises par mes soins. Les images du manga proviennent de l’édition française imprimée chez Glénat en 2010. Tandis que les images du film proviennent du site officiel Sand Land et les screenshots du jeu du site officiel Bandai Namco.