Godzilla EST la mascotte du Japon ! Une interview d’un spécialiste du Kaiju + mes impressions à chaud sur le dernier film
Un samouraï sans maître ? Un sumo ? Un robot géant ? Une chatte trop kawaï ? Un plombier moustachu ?! Non, la véritable mascotte du Japon ne peut être que le roi des monstres.

Créé par la Toho en 1954, il est encore aujourd’hui impossible d’échapper au fils caché de King Kong et du traumatisme nucléaire japonais lorsque l’on visite le Japon. Omniprésent, Gojira, comme on l’appelle ici, hante tous les étals de goodies du pays. Souvent coincé entre Ultraman et Kamen Rider, il se décline sous les formes les plus improbables, du caleçon au chewing toy pour chien, en passant par la montre de plongée. A chaque sortie de nouveau film, il devient l’égérie des marques les plus improbables, comme les matelas de lit Koala… à haute absorption de vibrations (ça ne s’invente pas), lorsqu’il ne collabore pas avec les Sentō (bains publics) pour vendre des souvenirs avec une petite serviette autour du cou !



En se baladant dans Tokyo, on peut tomber à tout moment sur l’un des vieux posters des films de l’ère Showa (1954-1975) au détour d’une ruelle ou sur le mur d’un izakaya. Il hante les rues de Shinjuku de son rugissement. Il s’invite dans, à côté, ou au-dessus (!) de la plupart des complexes ciné de la Toho. Bref, Tokyo tout entier semble vivre à l’ombre de son imposante présence marketing. Mais Godzilla est bien plus qu’un objet à collectionner ou un souvenir à fourrer dans sa valise. Il symbolise à lui seul une partie de l’identité culturelle du pays. Il incarne l’un des moments les plus sombres de son histoire, les tressaillements de l’évolution de sa société, l’insatiable appétit d’un peuple pour la pop culture, ainsi que son approche unique de celle-ci.

Avec 33 films (en ne comptant QUE les productions japonaises live), Godzilla n’est pas seulement le Roi des Monstres, il est le manager et le responsable RH d’une usine à monstres. Une véritable machine à créer et broyer du kaiju (le nom donné aux monstres géants au Japon) qui a nourri des générations de futurs designers et contribué à l'essor du tokusatsu (film à effets spéciaux). Une méga-industrie basée sur les effets spéciaux DIY, les maquettes minutieuses, les costumes en caoutchouc, les chorégraphies à base de moulinets de bras et de coups de pieds projetés, et des tunnels de combat au corps à corps ponctués par un occasionnel souffle radioactif dévastateur. Le tokusatsu n’est pas seulement un genre, c’est aussi, et peut être même avant tout, un langage. Un langage universel, immédiatement compréhensible, car éminemment visuel. Un film de kaiju est d’abord la somme du savoir-faire d’une armée d’artisans chevronnés. Des passionnés au talent monstre (:p) en charge du design des kaijus; de la fabrication des costumes; des chorégraphies de combat; des storyboards; de la création des maquettes; des effets pyrotechniques (longtemps réalisés sur le plateau); de la musique et des effets sonores… Une armée d’hommes et de femmes dévoués à la cause Gojira.



Malgré des distributeurs étrangers dont le rapport à la franchise Toho oscille généralement entre le dédain le plus absolu et l’amusement condescendant (à la fois pour les films et leur public), Godzilla fait entendre son rugissement reconnaissable entre tous bien au-delà des frontières du Japon. Pour certains, comme Nicolas Deneschau, co-auteur du livre L’Apocalypse selon Godzilla: le Japon et ses Monstres, avec Thomas Giorgetti, c’est une curiosité pour le cinéma japonais qui l’a naturellement conduit à marcher sur les traces gigantesques laissées par le Roi des Monstres sur le paysage cinématographique japonais. Et il ne s’étonne absolument pas du rapport compliqué qu’entretient une partie du public occidental avec la “suitmation” (les acteurs costumés en monstres).
“Il y a, j’en suis persuadé, une approche et une acceptation esthétique complètement différente de la part du public japonais et du public français. Voir ces créatures se mouvoir de manière assez grotesque dans des costumes en caoutchouc parfois abîmés et rapiécés, ça ne peut pas fonctionner ici. En dehors de circuits assez underground, le Kaiju Eiga (film de kaiju) est d’ailleurs un genre complètement invisible en France. Encore aujourd’hui, la distribution de films récents du genre est assez problématique. Je n’ai pas forcément d’explications à part une approche cinématographique différente, disons qu’il y a beaucoup de paramètres qui expliquent pourquoi la France est plus le pays de François Truffaut que de Ishiro Honda ou de Roger Corman. Nous avons une culture du fantastique plus réaliste, plus « nouvelle vague » là où, par exemple, les anglo-saxons acceptent plus largement Godzilla et ses amis en costume. Il ne faut pas oublier que Godzilla doit énormément de sa longévité et de sa postérité à son succès aux Etats-Unis”.

Comme beaucoup d’entre nous, Nicolas est vite tombé amoureux de ces monstres géants atypiques en les découvrant à travers les séries Gamera d’abord (ceux, très cultes, du réalisateur Shusuke Kaneko), puis Godzilla.
“Oui, je crois que j’ai été un peu foudroyé par la proposition esthétique très étrange de ces films, ce panthéon de créatures, les visions apocalyptiques, etc.”
Et c’est ainsi que lui et Thomas nous invite à partager leur fulguration pour le roi des monstres et le genre qu’il a créé… un film après l’autre, au fil chronologique des années et des décennies. Ils en profitent même pour nous faire voyager au-delà du Japon, en Corée du Nord par exemple, pour une histoire terrifiante d’enlèvement et de manipulation à la fin des années 70 afin de satisfaire le désir de Kim Jong-Il de produire le premier kaiju eiga nord-coréen (p146) ! Et aux Etats-Unis bien sûr, pour le MonsterVerse de Legendary mais également afin d’explorer les versions alternatives des films de la Toho créées pour le public américain et, par extension, pour le public occidental. Mon premier contact avec Godzilla a ainsi été la version de 1954 américaine, avec Perry Mason (l’acteur Raymond Burr) dans l’un des rôles principaux !
Mais au-delà de cette foison d’informations et d’anecdotes, ce qui m’a aussi beaucoup plu dans le livre de Nicolas et Thomas, c’est le fait que chaque film soit replacé dans le contexte social, politique et culturel du Japon de l’époque. Car les films Godzilla sont autant des films d’artisans que des films de producteurs. L’idée est de séduire le plus large public possible, et de s’assurer que chaque film rencontre un succès suffisant pour entretenir le flow incessant de cash généré par le merchandising du roi des monstres et ses potes. Oui, Godzilla imprime les billets pour la Toho depuis 1954 !



Ce voyage dans le temps fait de la lecture de L’Apocalypse selon Godzilla un savoureux cours sur les relations internationales entre le Japon et les US par exemple, mais aussi sur l’évolution de la société japonaise, ainsi que les luttes internes aux studios de la Toho, reflet des crises identitaires de toute une industrie.
“De base, l’approche chronologique, c’est un truc à éviter. Dans ce genre de bouquins, on aurait plutôt tendance à avoir une approche thématique. Mais lorsqu’on a eu cette idée de prendre un peu de recul et de raconter l’histoire du Japon au travers des films de la série… Et bien on était coincé. On était obligé de remettre les choses dans le bon ordre. Je ne regrette pas du tout ce choix d’ailleurs. Ça fonctionnait étonnamment bien, et, du coup, ça confirmait qu’on avait un angle solide. C’est toute la délicatesse d’un livre. Je le répète souvent, mais comme la plupart des auteurs de ce genre d’essais sont soit des journalistes, soit des universitaires, ils ont tendance à ne pas envisager le livre sous sa forme globale, oubliant qu’un livre doit raconter une histoire. Si on peut parler de 1000 trucs différents, il ne faut pas, je pense, qu’un tel ouvrage ressemble à une suite d’articles ou d’analyses, mais à une chouette randonnée où il y a un début et une fin.”



Une randonnée dans les ruines laissées derrière elles par les créatures de la Toho, qui débute en 1954 et se conclut, pour le livre, après Shin Godzilla (2016) et juste avant la sortie du Godzilla Vs. Kong (2021) du MonsterVerse de Legendary. Alors bien sûr, je n’ai pas pu résister à l’envie de demander à Nicolas quel était son “Top 3 Godzilla”.
“Facile. Le premier de 1954, signé Ishiro Honda, Godzilla Mothra and King Ghidorah, Giant Monsters All out Attack (2001) de Shusuke Kaneko et Shin Godzilla (2016) de Shinji Higushi et Hideaki Anno. C’est certes pas la proposition la plus fun, mais la plus intéressante thématiquement. Après, si vous souhaitez voir Godzilla sous l’angle plus cinéphile, SF ou spectaculaire : Mothra contre Godzilla (1964), Godzilla vs Biollante (1989) et Godzilla vs Destroyah (1995). Et voilà, j’ai triché.”
Bon, j’avoue que de mon côté, outre l’original et Shin Godzilla (la version coup de poing de Anno, qui enchaînera avec les films Shin Ultraman, Shin Evangelion et Shin Kamen Rider !), j’ai un petit faible pour le bien foutraque Godzilla Final Wars (2004) de Ryuhei Kitamura. Parce que l’attrait des films Godzilla, c’est aussi ça : leur capacité à se réinventer sans cesse, pour le meilleur et le pire (Jean Reno, c’est toi que l’on regarde en biais, même si tu n’y es pour rien !).



Tour à tour effrayant, hilarant, kitch à en pleurer ou absolument terrifiant, le roi des monstres est aussi une victime de la mode, et une vibrante illustration de la capacité du Japon à se réinventer sans cesse. Alors qui d’autres que lui pour prétendre sans fléchir à la position de “mascotte officieuse” du Japon ? Un sumo ? Trop niche. Un Gundam ? Trop “(gun)plat” (je suis fier de moi :p). Mario ? Trop moustachu. Hello Kitty ? Elle ne tiendrait pas 2 secondes face à Godzilla ! Même Nicolas est d’accord avec moi.
“La particularité de Godzilla par rapport à toutes les autres mascottes que tu cites, c’est que le lézard atomique évoque les vicissitudes, les souffrances, les interminables combats que le Japon endure, et, à fortiori, évoque la résilience perpétuelle. C’est une symbolique très forte. Comme je le dis à la fin du bouquin, qu’il soit menaçant ou protecteur, Godzilla est surtout un lanceur d’alerte. A chaque fois qu’il revient, c’est pour nous signifier quelque chose sur notre propre humanité. Plutôt chouette comme mascotte.”
Oui, plutôt chouette je trouve aussi.
Le dernier film.
ゴジラー1.0 (Godzilla Minus One) est sorti… aujourd’hui (!), il y a quelques heures, dans les salles japonaises. J’ai donc été voir le film à la première séance IMAX de la matinée dans le complexe ciné Toho du quartier de Hibiya.
Jour férié au Japon (文化の日, soit le bunka no hi ou jour de la culture), ce vendredi 3 novembre était vraiment le G-Day ! Je n’ai personnellement jamais vu en 5 ans une telle file d’attente pour les pamphlets (petits fascicules promotionnels / making of édités pour chaque film) et goodies d’un film… Le public était clairement acquis à la cause Godzilla, et venu communier autour de la franchise paré de ses plus beaux T-Shirts vintage. Tout le monde se prenait en photo devant les nombreuses décorations dédiées au Roi des Monstres.






Et le film est une célébration du peuple japonais dans sa résilience et sa capacité à se relever, ensemble, en faisant front commun face à l’adversité. Ici, Godzilla n'est pas là pour amuser la galerie, exécuter une petite danse comme dans les années 60 ou jouer les papas poules. Et il n’est pas là non plus pour se faire dunker sur la tête par King Kong. Non, ce nouveau Godzilla, comme celui de Shin Godzilla en 2016, est un monstre. Une créature sans âme, absolument terrifiante, qui symbolise le traumatisme de la guerre et les séquelles laissées par celle-ci sur la psyché du peuple japonais. Godzilla Minus One débute en effet en 1945 et suit le parcours de Kōichi Shikishima, un jeune pilote traumatisé qui peine à se reconstruire malgré la présence à ses côtés de la jeune Noriko et de sa petite fille. Il rencontre celles-ci à la fin de la guerre, dans un Tokyo ravagé par les bombardements et finit par former avec elles une famille sans doute précaire mais promesse d’avenir.
(C) 2023 TOHO CO., LTD. Director/Screenplay/VFX: Takashi Yamazaki
Alors que quelques années plus tard la ville commence à émerger de ses ruines, les essais atomiques américains dans l'atoll de Bikini réveille Godzilla et font de lui une créature gigantesque (50m) quasi immortelle… Ainsi, c’est au moment où le Japon est au plus bas (-1.0), encore vacillant, que ce trauma incarné sort de l’océan pour se mettre en travers de la renaissance entamée du pays. Avec ce film, la Toho et les japonais en général se réapproprient Godzilla avec force, et sans lésiner sur les effets dramatiques, pour lui redonner son sens originel et sa douloureuse proximité avec le passé scarifié du Japon. On est ici très loin du dernier volet en mode Celebrity Deathmatch (Godzilla Vs. Kong) de Legendary. Drame historique mais également grand spectacle, le film a été réalisé par un vétéran des effets spéciaux et nous offre de spectaculaires scènes de destruction d’un Tokyo reconstitué de l’ère Showa. Avec ce 33ème volet japonais de la franchise, Godzilla fête dignement ses 70 ans avec quelques mois d’avance, et le public était visiblement heureux de le retrouver, dans toute sa terrifiante splendeur. A la fin de la séance, le public tout entier a applaudi, c’est la première fois que je vois ça au Japon ! Une expérience définitivement… unique :)

C’est la fin de ce long article !
Et si vous souhaitez creuser encore plus, voici un petit extrait de l’épisode 14 du podcast Pixel Bento, enregistré en mai 2021 et dont un gros morceau (le Matsu !) était dédié à la thématique “Les Kaiju sont à la mode !”. L’opportunité d’aborder avec Marc & Nico les origines et évolutions du Roi des Monstres, du kaiju en chef, Godzilla himself !
Pour écouter l’épisode entier, rendez-vous sur www.pixelbento.fr !
PS: les photos illustrant cet article ont été prises par mes soins, à l’exception des images du merchandising Godzilla Minus One, issues du site officiel du film ainsi que du site officiel du Godzilla Store. Le poster japonais du Godzilla de 1954 provient de Wikipedia.
Pour voir encore plus d’illustrations de Guy-Pascal Vallez, dont le Godzilla illustre le First Print du livre de Nicolas et Thomas, suivez-le sur Bluesky (@gaxix.bsky.social) ou sur Instagram.
Enfin, L’Apocalypse selon Godzilla: Le Japon et ses Monstres, le livre de Nicolas Deneschau et Thomas Giorgetti, est publié par Third Editions, qui a eu la gentillesse de me faire parvenir un exemplaire jusqu’à Tokyo via Mothra Airlines :p
Un grand merci à Nicolas Deneschau pour avoir accepté de répondre à mes questions et de partager sa passion avec nous ! Il a écrit de nombreux autres ouvrages chez Third Editions, sur les séries The Last of Us et Monkey Island par exemple. Vous pouvez le suivre sur Bluesky (@nicozilla.bsky.social).
J'ai aussi une certaine tendresse pour Final Wars, vu au cinéma (au Méliès à Montreuil) en présence du réalisateur. L'ambiance était électrique, le public applaudissait les kaiju en train de se faire des prises de catch devant le mont Fuji... Sans oublier le commandant américain qui a la meilleure moustache depuis Magnum, un kaiju à elle toute seule. "This is operation... FINAL WAR!"
Toujours un régal tes billets d'humeurs ! (ouais en mode groupie ! ^^)
Tu donnes envie de le voir ! J'ai toujours un peu peur des grosses prods à FX japonaises, mais il a l'air pas mal ce dernier ! En espérant une sortie Française !